Devoir de Mémoire:
"À Mulhouse, à Dornach, le travail commençait à cinq heures du matin et finissait à cinq heures du soir, été comme hiver. [...]
Il faut les voir arriver chaque matin en ville et partir chaque soir. Il y a parmi eux une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue et qui à défaut de parapluie, portent, renversés sur la tête, lorsqu'il pleut ou qu'il neige, leurs tabliers ou jupons de dessus pour se préserver la figure et le cou, et un nombre plus considérable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons, tout gras de l'huile des métiers qui tombe sur eux pendant qu'ils travaillent.
Ces derniers, mieux préservés de la pluie par l'imperméabilité de leurs vêtements, n'ont même pas au bras, comme les femmes dont on vient de parler, un panier où sont les provisions de la journée; mais ils portent à la main, ou cachent sous leur veste ou comme ils peuvent, le morceau de pain qui doit les nourrir jusqu'à l'heure de leur rentrée à la maison."
Ainsi, à la fatigue d'une journée démesurément longue, puisqu'elle a au moins quinze heures, vient se joindre pour ces malheureux celle des allées et venues si fréquentes, si pénibles.
Il résulte que le soir ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils sortent avant d'être complètement reposés pour se trouver à l'atelier à l'heure de l'ouverture.
"J'ai vu à Mulhouse, à Dornach et dans des maisons voisines, de ces misérables logements où deux familles couchaient chacune dans un coin, sur la paille jetée sur le carreau et retenue par deux planches... Cette misère dans laquelle vivent les ouvriers de l'industrie du coton dans le département du Haut-Rhin est si profonde qu'elle produit ce triste résultat que, tandis que dans les familles des fabricants négociants, drapiers, directeurs d'usines, la moitié des enfants atteint la vingt et unième année, cette même moitié cesse d'exister avant deux ans accomplis dans les familles de tisserands et d'ouvriers de filatures de coton."
Parlant du travail de l'atelier, Villermé ajoute: "Ce n'est pas là un travail, une tâche, c'est une torture, et on l'inflige à des enfants de six à huit ans. [...] C'est ce long supplice de tous les jours qui mine principalement les ouvriers dans les filatures de coton."
Et, à propos de la durée du travail, Villermé observait que
les forçats des bagnes ne travaillaient que dix heures, les esclaves des Antilles neuf heures en moyenne,
tandis qu'il existait dans la France qui avait fait la Révolution de 89, qui avait proclamé les pompeux Droits de l'homme, des manufactures où la journée était de seize heures, sur lesquelles on accordait aux ouvriers une heure et demie pour les repas.
"Nous avons faim et nous voulons manger ! ... Vrai, nous n'avons pas un rouge liard, mais tout gueux que nous sommes, c'est nous cependant qui avons moissonné le blé et vendangé le raisin."
Paul Lafargue.
-J'ai lu que l'on commence parfois dès 6 ans mais de préférence après la 1ère communion, les patrons évitant ainsi de devoir libérer les enfants pour aller au catéchisme. On est engagé dans les carrières et les briqueteries, dans les verreries, les aciéries, les filatures, dans les charbonnages où les petits enfants remplissent et tirent les wagonnets. En plus de leur journée, avec les femmes, ils grimpent sur les terrils et cherchent les morceaux de charbon qui ont échappé aux mineurs.Dès
Six ans, les enfants sont envoyés à l'usine où ils font des journées de
5h du matin à
10h du soir, avec une pause d'1/4h pour déjeuner et 1/2h pour dîner.
"Beaucoup d'enfants arrivent juchés sur les épaules de leur père, encore endormis." Je ne peux pas lire cette phrase sans réprimer des larmes.
Une journée de 12h est "légère". Dans certains métiers, c'est le jour qui rythme le travail : long en été, plus court en hiver. Mais l'éclairage artificiel se répand et libère du soleil. Le salaire est très bas, souvent moins du prix d'un pain à l'heure.
Victor Hugo a beaucoup écrit sur la misère des enfants, sous des formes variées. Dans le roman "
Les misérables" par exemple, ou ce poème-ci:
"Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous les meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain , tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! La cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre Père, voyez ce que nous font les hommes ! »
Victor Hugo:
Les Contemplations, 1856
-Cette horrible condition concernait des millions et millions d'enfants, de femmes, d'hommes. C'est de leur labeur incessant, du martyr légal du prolétariat à Manchester, Liverpool, Mulhouse, Fourmi, Turin, Barcelone, etc...etc...etc...., que naquit l'accumulation primitive du Capital ouvrant sur la supériorité économique de l'Europe.
Nous ne devons aucunement repentance à quiconque,
crif,
cran,
craf et autres trou du cruf....Cette mémoire tragique je la porte dans mon cœur et dans mon sang. Tant que j'aurais un souffle de vie je ne laisserai jamais personne, les tard venus, les descendants des pileurs de millet, des gras fourreurs, diamantaires et usuriers du Maroc et d'ailleurs, prétendre que nous devrions ce que nous avons, notre industrie, notre médecine, notre sécurité sociale, toute notre pauvre "richesse" de pauvres, à d'autres qu'aux nôtres, à nos parents.
Ces droits, cette liberté dont ces geignards victimaires profitent largement, ici, les détruisant, incapables qu'ils étaient eux-mêmes de "
monter à l'assaut du ciel", depuis le fond noir de la mine, comme le Grand Prolétariat Européen.
Le moi est haïssable, il ne convient pas de parler de soi. Cependant il me faut répondre à certains. A priori, de par mon caractère et par tempérament, j'eusse été plus fraternel et plus universaliste, car je ne hais que le Capital et ses valets et n'estime que les travailleurs, ouvriers et paysans.
Mais j'ai vu ce que j'ai vu. Observé ce que j'ai observé. J'ai vécu à Paris fin XXème, début XXIème siècle. L'existence détermine la conscience.
Pour ce qui concerne ma modeste personne, une "fracture", quelque chose d'irréparable dans ma conscience, est advenu.
Rien, désormais, pas même la guerre qui vient, la sale guerre impérialiste, ne saurait effacer cette expérience existentielle. Il me faudrait renier, non des idéologies dont je n'ai cure, mais le plus sacré, le plus intime, le sanctuaire, le saint du saint.
Dans lequel, entre autres choses, je conserve la
mémoire, le sentiment tragique du destin de ma race.
Félix Niesche