samedi 16 septembre 2023

SUR LE BRUIT ET LE VACARME

 par Schopenhauer

« Kant a écrit un traité sur les Forces vivantes. Moi, je voudrais écrire sur elles une nénie et un thrène. C'est que leurs manifestations si abondantes, bruits de tout genre, coups de marteau, de bélier, ont été le tourment quotidien de ma vie. Sans doute, il y a des gens, et beaucoup, qu’un tel aveu fera sourire. Ces gens-là sont indifférents au bruit ; mais ils sont indifférents en même temps aux raisons, aux idées, à la poésie et aux œuvres d’art, bref, aux impressions intellectuelles de tout genre ; c’est le résultat de la nature coriace et de la texture épaisse de leur masse cérébrale. Au contraire, je trouve dans les biographies ou les assertions personnelles de presque tous les grands écrivains, par exemple Kant, Goethe, Lichtenberg, Jean-Paul, des plaintes relatives au tourment que le bruit cause aux hommes qui pensent ; et si elles ne se rencontrent pas chez tous, c’est uniquement parce que le contexte n’en a pas fourni l'occasion. Je m’explique la chose ainsi : de même qu’un gros diamant, brisé en morceaux, n’égale plus en valeur qu’un nombre semblable de petits, ou qu’une armée dispersée, c’est-à-dire divisée en petits paquets, est réduite à l’impuissance, ainsi un grand esprit, dès qu'il est interrompu, troublé, distrait, détourné de sa voie, ne peut désormais rien de plus qu'un esprit ordinaire. La condition de sa supériorité, en effet, c’est qu'il concentre toutes ses forces, comme un miroir concave tous ses rayons, sur un seul point et un seul objet ; et c’est précisément à quoi met obstacle l'interruption causée par le bruit.  
 Le bruit est la plus impertinente de toutes les interruptions, puisqu'il va jusqu’à rompre même nos propres pensées. Mais là où il n’y a rien à rompre, on ne le ressentira pas d’une manière spéciale.  Parfois un vacarme modéré et continu me trouble et me tourmente un moment, avant que je m’en rende nettement compte ; j’éprouve un alourdissement constant de ma pensée, je sens comme une entrave à mes pieds, jusqu'à ce que je sache exactement ce dont il s’agit.